Extrait n° 14 Mon arrivé aux urgences



Après mon arrivé aux urgences, infirmières, médecins et brancardiers se sont affairés autour de moi. Cette masse blanche ne faisait qu’un bloc, ce qui ne me permettait pas de les distinguer les uns des autres. Les infirmières ont découpé mon blouson de moto, ma chemise, et m’ont ôté le reste de mes habits, sans aucune explication, prenant quand même le soin de me recouvrir d’une couverture marron. L’énigme posée par mon état était toujours présente dans ma tête. Je ne savais pas quoi penser réellement. Je me raccrochais à une idée : ce n’était pas grave ! Une infirmière m’a annoncé d’un ton monocorde : — « Monsieur, nous allons faire un bilan radiographique. » 

Je me laissais porter au bon vouloir du personnel hospitalier. Alors que j’étais encore allongé sur le brancard, on m’a placé sous l’appareil de radiographie. Une manipulatrice a orienté un bras articulé vers moi, qu’elle a stabilisé à hauteur de mon cou. Puis elle s’est éclipsée pour en prendre les commandes dans la salle adjacente. Deux ou trois clichés, le tour était joué. Sous l’appareil, j’étais impassible, beaucoup de questions trottaient dans ma tête.
Avais-je vraiment envie de connaître le verdict ? Je savais au plus profond de moi que ces foutus résultats allaient mettre un terme au peu d’espoir auquel je me cramponnais ! 

L’heure tournait. J’étais seul, dans une petite salle sans fenêtre, remplie de matériel médical, où se mêlaient les odeurs de médicaments et de désinfectants. Un silence pesant y régnait. Mes yeux perdus scrutaient le plafond. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? J’ai entendu la porte s’ouvrir, mon regard s’est tourné vers elle et j’ai vu un interne entrer, avec le fameux compte rendu de ma radiographie.  
Mon cœur s’est mis à battre la chamade. Mon état de stress devait être perceptible, car l’homme en blouse blanche a pris une voix pleine de compassion :
— « Il va falloir passer un IRM, car il y a une fracture à une vertèbre cervicale et je préfère approfondir le premier examen.
— La moelle épinière est-elle atteinte ? M’empressais-je de lui demander.
— Je ne peux pas vous répondre. C’est pour cette raison qu’il faut passer une IRM », a-t-il répliqué en haussant les épaules.
Le médecin a été rejoint par une infirmière qui poussait mon brancard en direction de la salle de l’IRM. Nous avons traversé un long couloir très sombre ; les murs manquaient singulièrement de peinture, ce qui rendait l’endroit lugubre.
Des paroles auraient pu réchauffer cette atmosphère, mais aucun mot n’a été échangé. Mon regard s’est porté sur mes pieds qui dépassaient de la couverture. Cette vision m’a fait penser à l’image funeste d’un corps sans vie.
L’envie m’a alors pris de remuer mes orteils pour me prouver que la vie coulait encore dans mes veines ! J’avais beau essayer et réessayer, à l’évidence, je n’étais plus maître de mon corps. Une détresse immense s’est emparée de moi. Ma gorge s’est serrée, des sanglots accompagnés de frissons secouaient mon corps.
L’arrivée dans la salle d’examen m’a sorti de mes pensées. Les personnes déjà présentes m’ont accueilli avec un large sourire, en m’expliquant le déroulement de l’examen. Les brancardiers ont prêté main-forte à l’infirmière pour m’installer sur l’appareil. J’avais  la rage de me retrouver face à cet engin tout blanc qui me donnait la chair de poule. J’aurais aimé avoir un proche auprès de moi pour calmer ma peur et étancher cette colère à la limite de la haine. Le « tunnel » de l’IRM s’est refermé peu à peu au-dessus de ma tête avec un bruit bourdonnant, tout juste supportable. Cette épreuve désagréable a bien duré une demi-heure. Puis la machine s’est retirée pour laisser place au silence et à l’attente.
J’entendais l’interne se rapprocher de la salle où je me trouvais. Au fur et mesure que la distance entre lui et moi se raccourcissait, mon esprit était en proie aux questions. En bref, je marinais dans mon jus. C’est avec une mine pleine de désarroi qu’il m’annonça :

— « Jeune homme, en se brisant, ta vertèbre a malheureusement comprimé la moelle épinière. Il va falloir t’opérer. »
Ma seule réponse a été mes larmes coulant le long de mes joues. Le mot « moelle épinière » a résonné dans ma tête. À lui seul, il me faisait peur.
            Cette connexion, indispensable à ce cher corps humain, en moi était détruite ! Impossible désormais de faire semblant d’y croire, je devais faire face à cette triste réalité. J’étais dans l’incapacité de prendre en compte un constat aussi brutal. Il me fallait un peu de temps pour encaisser cette réalité, peut-être bien plus douloureuse que ne le fut l’accident…
            Cette situation lourde à digérer pour moi semblait aussi mettre le personnel médical dans une position délicate. D’un air embarrassé, l’interne a  poursuivi :
 — « Je ne suis pas en mesure de vous opérer, je dois faire appel à un neurochirurgien. »
Un peu plus tard, le neurochirurgien en question s’est présenté à moi. J’aurais aimé qu’il me dise qu’il y avait une erreur de lecture de l’IRM et que mon état allait vite s’améliorer. Ce n’était pas le cas.
Ses propos n’ont fait qu’amplifier ma peur. Il m’a expliqué qu’il allait tenter une opération, en urgence qui se révélait être très délicate. Avant toute chose, il devait s’absenter quelques minutes afin de prévenir ma famille et leur expliquer la gravité de mon état, le déroulement de l’opération chirurgicale et tous les risques qu’elle comportait. Pendant ce long moment, j’étais partagé entre la panique et tout l’espoir que je mettais dans cette opération. Si elle ne réussissait pas, je serais condamné à rester allongé sur le dos, mon corps deviendrait alors une cellule de prison. Une vie comme ça méritait-elle d’être vécue ? À quel espoir pouvais-je vraiment me raccrocher ? Était-il utopique de pouvoir rêver d’être en fauteuil roulant ?
Pendant cette longue attente, je pensais au choc que cela devait causer à ma mère et mon père, au choc que cela devait être pour eux. J’ai entendu des pas qui se dirigeaient vers moi. J’aspirais à voir mon père pousser cette porte, mais ce n’était que le  professeur,  « le caïd », c’est le visage chargé d’émotion qu’il m’a annoncé :
— « Je viens de m’entretenir avec votre papa, il a pris la décision de vous faire transférer à l’hôpital central de Nancy.
— Oui, je suis d’accord. » Ma voix était frêle.
 — Le transport se fera en ambulance, car l’hélicoptère est déjà parti sur une autre intervention. Avant toute chose, je vous propose de passer voir votre famille qui vous attend. Je préfère vous prévenir qu’ils angoissent de vous voir ainsi, et c’est toujours un moment très dur pour vous tous.
            Avec un petit sourire d’encouragement, posant sa main sur mon épaule, il a ajouté :
— Bon courage, mon garçon. »
     Avant de quitter la pièce, il m’a mis en garde de ne pas bouger la tête, qui était seulement soutenue par un collier cervical ; tout faux mouvement devait être évité. Cet homme était plein d’humanité.
            
 Les ambulanciers sont venus me chercher pour me conduire à l’ambulance. J’ai aperçu au loin mes proches qui m’attendaient. Arrivé à leur hauteur, j’ai vu dans le regard de chacun transparaître la tristesse. Ce fut avec la gorge nouée que mon père m’a réitéré ses encouragements.
            Je me retenais de pleurer pour ne pas les affoler et surtout pour leur montrer mon courage. J’ai été surpris de revoir Dédé, qui m’a expliqué qu’il avait conseillé à mon père de me faire opérer à Nancy, car il n’avait pas confiance en l’hôpital de Saint-Dizier, pour une intervention aussi importante.
            

 Ce passage a vraiment été furtif. À peine étais-je arrivé près d’eux que les brancardiers m’ont doucement dirigé vers l’ambulance, déjà prête à partir vers une autre destination. Une fois dans l’ambulance, ma copine m’a fortement encouragé. Je n’ai pu m’empêcher de pleurer et de lui avouer ma peur. Ne pas savoir ce qui m’attendait au-delà de ces portes blanchâtres se renfermant silencieusement sur moi m’effrayait au plus haut point.                    

 C’était un moment très difficile pour nous tous, comme l’avait souligné le neurochirurgien. Un regard, un mot de trop suffisaient pour me plonger dans une inimaginable et violente souffrance. Les ambulanciers, un couple marié d’une trentaine d’années environ, étaient très accueillants, pleins de chaleur humaine. À intervalles réguliers, le chauffeur m’informait de la distance parcourue. Il roulait vraiment très doucement afin d’éviter les secousses brutales. À vrai dire, je me fichais du temps qui restait avant d’arriver.
J’ai profité de cet intervalle pour mettre entre parenthèses mon appréhension sur mon avenir. La femme s’est installée à mes côtés, je lui ai raconté mon accident les yeux remplis de larmes, qu’elle prenait soin d’essuyer tout en me caressant le visage. D’une voix douce, elle s’enquit de savoir ce que je faisais dans la vie. Nous avons échangé durant tout le trajet. Après deux bonnes heures de route, nous avons atteint notre destination.
— « Voilà Antoine, nous sommes arrivés, on passera te voir quand nous serons à Nancy. Bon courage
J’ai éprouvé un petit pincement au cœur. Ces quelques mots sortant du fond du cœur m’avaient profondément touché. Avec une petite voix, et un petit sourire, je lui ai répondu : —   Merci, vous êtes très sympathiques tous les deux. »
Puis tout est allé très vite. Je me suis retrouvé dans la grande salle des urgences où une équipe médicale m’attendait.    J’avais jeté un dernier coup d’œil en direction des ambulanciers qui m’ont fait un petit signe de la main en guise d’au revoir.

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