Après mon arrivé aux urgences, infirmières, médecins et
brancardiers se sont affairés autour de moi. Cette masse blanche ne faisait
qu’un bloc, ce qui ne me permettait pas de les distinguer les uns des autres. Les
infirmières ont découpé mon blouson de moto, ma chemise, et m’ont ôté le reste
de mes habits, sans aucune explication, prenant quand même le soin de me
recouvrir d’une couverture marron. L’énigme posée par mon état était toujours
présente dans ma tête. Je ne savais pas quoi penser réellement. Je me
raccrochais à une idée : ce n’était pas grave ! Une infirmière m’a annoncé
d’un ton monocorde : — « Monsieur,
nous allons faire un bilan radiographique. »
Je me laissais porter au bon vouloir du personnel
hospitalier. Alors que j’étais encore allongé sur le brancard, on m’a placé
sous l’appareil de radiographie. Une manipulatrice a orienté un bras articulé vers
moi, qu’elle a stabilisé à hauteur de mon cou. Puis elle s’est éclipsée pour en
prendre les commandes dans la salle adjacente. Deux ou trois clichés, le tour était
joué. Sous l’appareil, j’étais impassible, beaucoup de questions trottaient
dans ma tête.
Avais-je vraiment envie de connaître le verdict ? Je
savais au plus profond de moi que ces foutus résultats allaient mettre un terme
au peu d’espoir auquel je me cramponnais !
L’heure tournait. J’étais seul, dans une petite salle
sans fenêtre, remplie de matériel médical, où se mêlaient les odeurs de
médicaments et de désinfectants. Un silence pesant y régnait. Mes yeux perdus
scrutaient le plafond. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? J’ai entendu la
porte s’ouvrir, mon regard s’est tourné vers elle et j’ai vu un interne entrer,
avec le fameux compte rendu de ma radiographie.
Mon cœur s’est mis à battre la chamade. Mon état de
stress devait être perceptible, car l’homme en blouse blanche a pris une voix
pleine de compassion :
— « Il
va falloir passer un IRM, car il y a une fracture à une vertèbre cervicale et
je préfère approfondir le premier examen.
— La
moelle épinière est-elle atteinte ? M’empressais-je de lui demander.
— Je ne
peux pas vous répondre. C’est pour cette raison qu’il faut passer une IRM »,
a-t-il répliqué en haussant les épaules.
Le médecin a été rejoint par une infirmière qui poussait
mon brancard en direction de la salle de l’IRM. Nous avons traversé un long
couloir très sombre ; les murs manquaient singulièrement de peinture, ce
qui rendait l’endroit lugubre.
Des paroles auraient pu réchauffer cette atmosphère, mais
aucun mot n’a été échangé. Mon regard s’est porté sur mes pieds qui dépassaient
de la couverture. Cette vision m’a fait penser à l’image funeste d’un corps
sans vie.
L’envie m’a alors pris de remuer mes orteils pour me
prouver que la vie coulait encore dans mes veines ! J’avais beau essayer
et réessayer, à l’évidence, je n’étais plus maître de mon corps. Une détresse
immense s’est emparée de moi. Ma
gorge s’est serrée, des sanglots accompagnés de frissons secouaient mon corps.
L’arrivée dans la salle d’examen m’a sorti de mes
pensées. Les personnes déjà présentes m’ont accueilli avec un large sourire, en
m’expliquant le déroulement de l’examen. Les brancardiers ont prêté main-forte à
l’infirmière pour m’installer sur l’appareil. J’avais la
rage de me retrouver face à cet engin tout blanc qui me donnait la chair de
poule. J’aurais aimé avoir un proche auprès de moi pour calmer ma peur et étancher
cette colère à la limite de la haine. Le « tunnel » de l’IRM s’est
refermé peu à peu au-dessus de ma tête avec un bruit bourdonnant, tout juste
supportable. Cette épreuve désagréable a bien duré une demi-heure. Puis la
machine s’est retirée pour laisser place au silence et à l’attente.
J’entendais
l’interne se rapprocher de la salle où je me trouvais. Au fur et mesure que
la distance entre lui et moi se raccourcissait, mon esprit était en proie aux
questions. En bref, je marinais dans mon jus. C’est avec une mine pleine de désarroi
qu’il m’annonça :
Ma seule réponse a été mes larmes coulant le long de mes
joues. Le mot « moelle épinière » a résonné dans ma tête. À lui seul,
il me faisait peur.
Cette
connexion, indispensable à ce cher corps humain, en moi était détruite ! Impossible
désormais de faire semblant d’y croire, je devais faire face à cette triste
réalité. J’étais dans l’incapacité de prendre en compte un constat aussi
brutal. Il me fallait un peu de temps pour encaisser cette réalité, peut-être
bien plus douloureuse que ne le fut l’accident…
Cette situation lourde à digérer
pour moi semblait aussi mettre le personnel médical dans une position délicate.
D’un air embarrassé, l’interne a poursuivi :
— « Je ne suis pas en mesure de vous
opérer, je dois faire appel à un neurochirurgien. »
Un peu plus tard, le neurochirurgien en question s’est
présenté à moi. J’aurais aimé qu’il me dise qu’il y avait une erreur de lecture
de l’IRM et que mon état allait vite s’améliorer. Ce n’était pas le cas.
Ses propos n’ont fait qu’amplifier ma peur. Il m’a
expliqué qu’il allait tenter une opération, en urgence qui se révélait être très
délicate. Avant toute chose, il devait s’absenter quelques minutes afin de
prévenir ma famille et leur expliquer la gravité de mon état, le déroulement de
l’opération chirurgicale et tous les risques qu’elle comportait. Pendant ce
long moment, j’étais partagé entre la panique et tout l’espoir que je mettais
dans cette opération. Si elle ne réussissait pas, je serais condamné à rester
allongé sur le dos, mon corps deviendrait alors une cellule de prison. Une vie
comme ça méritait-elle d’être vécue ? À quel espoir pouvais-je vraiment me
raccrocher ? Était-il utopique de pouvoir rêver d’être en fauteuil
roulant ?
Pendant cette longue attente, je pensais au choc que cela
devait causer à ma mère et mon père, au choc que cela devait être pour eux. J’ai entendu des pas qui se dirigeaient
vers moi. J’aspirais à voir mon père pousser cette porte, mais ce n’était que le
professeur, « le caïd », c’est le visage
chargé d’émotion qu’il m’a annoncé :
— « Je
viens de m’entretenir avec votre papa, il a pris la décision de vous faire
transférer à l’hôpital central de Nancy.
— Oui,
je suis d’accord. » Ma voix était frêle.
—
Le transport se fera en ambulance, car l’hélicoptère est déjà parti sur une
autre intervention. Avant toute chose, je vous propose de passer voir votre famille
qui vous attend. Je préfère vous prévenir qu’ils angoissent de vous voir ainsi,
et c’est toujours un moment très dur pour vous tous.
— Bon courage,
mon garçon. »
Avant de quitter la pièce, il m’a
mis en garde de ne pas bouger la tête, qui était seulement soutenue par un
collier cervical ; tout faux mouvement devait être évité. Cet homme était
plein d’humanité.
Les ambulanciers sont venus me chercher
pour me conduire à l’ambulance. J’ai aperçu au loin mes proches qui m’attendaient.
Arrivé à leur hauteur, j’ai vu dans le regard de chacun transparaître
la tristesse. Ce fut avec la gorge nouée que mon père m’a réitéré ses
encouragements.
Je
me retenais de pleurer pour ne pas les affoler et surtout pour leur montrer mon
courage. J’ai été surpris de revoir Dédé, qui m’a expliqué qu’il avait
conseillé à mon père de me faire opérer à Nancy, car il n’avait pas confiance en
l’hôpital de Saint-Dizier, pour une intervention aussi importante.
Ce
passage a vraiment été furtif. À peine étais-je arrivé près d’eux que les brancardiers
m’ont doucement dirigé vers l’ambulance, déjà prête à partir vers une autre destination.
Une fois dans l’ambulance, ma copine m’a fortement encouragé. Je n’ai pu m’empêcher
de pleurer et de lui avouer ma peur. Ne pas savoir ce qui m’attendait au-delà
de ces portes blanchâtres se renfermant silencieusement sur moi m’effrayait au
plus haut point.
C’était un
moment très difficile pour nous tous, comme l’avait souligné le neurochirurgien.
Un regard, un mot de trop suffisaient pour me plonger dans une inimaginable et
violente souffrance. Les ambulanciers, un couple marié d’une trentaine d’années
environ, étaient très accueillants, pleins de chaleur humaine. À intervalles
réguliers, le chauffeur m’informait de la distance parcourue. Il roulait
vraiment très doucement afin d’éviter les secousses brutales. À vrai dire, je
me fichais du temps qui restait avant d’arriver.
J’ai profité de cet intervalle pour mettre entre parenthèses
mon appréhension sur mon avenir. La femme s’est installée à mes côtés, je lui ai
raconté mon accident les yeux remplis de larmes, qu’elle prenait soin d’essuyer
tout en me caressant le visage. D’une voix douce, elle s’enquit de savoir ce que je
faisais dans la vie. Nous avons échangé durant tout le trajet. Après deux
bonnes heures de route, nous avons atteint notre destination.
— « Voilà
Antoine, nous sommes arrivés, on passera te voir quand nous serons à Nancy. Bon
courage
J’ai éprouvé un petit pincement au cœur. Ces quelques
mots sortant du fond du cœur m’avaient profondément touché. Avec une petite
voix, et un petit sourire, je lui ai répondu : — Merci, vous êtes très sympathiques tous les deux. »
Puis tout est allé très vite. Je me suis retrouvé dans la
grande salle des urgences où une équipe médicale m’attendait. J’avais jeté un dernier coup d’œil en direction
des ambulanciers qui m’ont fait un petit signe de la main en guise d’au revoir.
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